C’est l’un des genres musicaux autochtones les plus populaires au Nigéria, ayant vu le jour sous la forme d’un mouvement socio-culturel de la région Sud-Ouest au début des années 1960, quand le pays venait tout juste de gagner son indépendance. Aujourd’hui, le fuji a largement dépassé les frontières de son territoire natal. Principalement connu pour son style percussif au tempo enlevé, il a vu sa popularité croître avec les fêtes Owambe, animant les pistes de danse de toutes les métropoles, de Lagos à Ibadan. Issu de la musique « were » – un genre d’improvisation s’inspirant de l’appel à la prière du muezzin –, on jouait du fuji dès les années 50 dans le but de divertir les Yorubas musulmans pendant le mois sacré du ramadan. Exécuté très tôt, ce rythme entraînant permettait à ceux qui jeûnaient de ne pas s’endormir avant d’entamer le sahur (le repas ingurgité juste avant le point du jour, aussi appelé suhur ou sehri ). Quant à ceux qui dormaient encore, la musique les tirait du sommeil à temps pour leur première collation de la journée.
La musique were (prononcée « wè-rè ») – également connue sous le nom de « ajisari » (terme dérivé du repas sehri) ou « ajiwere » – a été inventée et popularisée par des musiciens d’Ibadan comme Alhaji Dauda Epo-Akara (également considéré comme le fondateur de la musique awurebe) et Ganiyu Kuti (alias Gani Irefin). Ces chanteurs ajiwere paradaient dans les rues au cœur de la nuit et chantaient avec un enthousiasme débridé. Et tandis que la musique were gagne en popularité dans les années 50 et 60, plusieurs groupes voient le jour dans différentes villes de l’Ouest du Nigéria, en tête desquelles Lagos, au sein des quartiers Isale Eko (Lagos Island), Mushin et Oyingbo. Citons notamment Jibowu Barrister et Sikiru Olawoyin, développant avec leur orchestre chacun leur style de musique et de performance, avec pour point commun d’adopter les instruments locaux – sekere, agogo, sakara et bembe – pour exalter leurs chants. L’un des facteurs qui contribue à la popularité croissante de la musique were dans les années 50 est la tenue de concours saisonniers pendant le mois de Ramadan, puisque cette musique n’était jouée que pendant ces festivités religieuses. C’est à l’occasion de plusieurs de ces concours qu’un Alhaji Sikiru Ayinde Barrister se fait connaître, remarqué par ses étonnantes prouesses vocales. Après avoir remporté haut la main plusieurs éditions, on l’invite à rejoindre des groupes were en tant que chanteur principal. Le style novateur d’Alhaji Sikiru Ayinde Barrister attire immédiatement l’attention des mélomanes, en insérant des récitations du Coran, ce qui séduit évidemment les oreilles du public islamique. Il est aussi le premier artiste à inclure dans sa musique la flûte et l’harmonica (communément appelé « orgue à bouche »). C’est cette approche idiosyncrasique et innovante du were qui conduit directement à la naissance de la musique fuji.
Il se raconte qu’Ayinde Barrister aurait choisi le nom « fuji » après avoir vu une affiche publicitaire promouvant le Mont Fuji, une attraction touristique japonaise très prisée. C’est en exerçant différents métiers, de dactylographe à employé de bureau dans l’armée, qu’il connaît son eurêka en inventant ce nouveau genre, le fuji, afin de pouvoir continuer à jouer de la musique en dehors de l’époque du Ramadan. Et son plan, fûté, fonctionne à merveille. En quelques années à peine, les albums de Barrister tournent en boucle dans les rues et les foyers des auditeurs. Son nom devient rapidement familier, et on l’associe à sa brillante utilisation de poèmes yorubas pour composer des textes sur des thèmes aussi variés que la vie, la richesse, les femmes, la mort, la politique et la pauvreté. Sur des disques comme Fantasia Fuji, il entonne « Bi’ku se lagbara to ko so’loogun to le ri ti’ku se », c’est-à-dire : « La mort est si mystérieuse et si puissante qu’aucun chaman ne peut inventer de sort pour l’éviter. » Il devient particulièrement célèbre dans les années 70 et 80, grâce à la publication d’une poignée d’albums studio et d’enregistrements de concerts, ponctuée par des tournées en Amérique et en Europe, où la musique fuji commençait tout juste à parvenir au plus grand nombre. Puis c’est vers la fin des années 80, au retour d’une tournée internationale, qu’Ayinde Barrister commence à fusionner au sein du fuji les éléments du hip-hop originel – en particulier le flow et les rythmes typiques du genre.
Les années 70 et 80 ont également vu le succès croissant d’autres musiciens fuji tels que Fatai Adio, Waidi Akangbe, Iyanda Sawaba, Rahimi Ayinde, Love Azeez ou Agbada Owo. Un seul nom, cependant, parvient à la hauteur de celui d’Ayinde Barrister, en la personne d’Alhaji Ayinla Kollington (plus connu sous le surnom Kebe-n-Kwara). Apparu à peu près au moment où Barrister invente le fuji, Ayinla Kollington conçoit une sonorité très particulière qui secoue l’ensemble de la société, avec un style de fuji qui ne manquait absolument pas de groove, et une maîtrise de la langue yoruba qui fascinait les auditeurs. À la fin des années 80, une rivalité éclate entre Ayinde Barrister et Ayinla Kollington et les deux ennemis, pourtant amis d’enfance, forment chacun un clan qui les opposera définitivement dans la poursuite de leurs carrières. C’est le début de longues années de confrontations, attaques et piques au sein même de leurs chansons, une violence que l’on entend notamment dans les albums Ijo Yoyo, Fuji Garbage et Lakukulala. Cette rivalité alimentera un fanatisme forcené chez les fans des deux artistes, prenant parti pour l’un ou l’autre, allant même jusqu’à s’affronter lors des concerts, en provoquant un chaos souvent incontrôlable.
Étonnamment, c’est précisément ce fanatisme débridé qui créera les bases de la musique fuji en attirant l’attention du grand public sur ce genre musical. La rivalité entre les deux principaux artistes de musique fuji dope les ventes de disques, tandis que les fans décryptent avec empressement les paroles de chaque nouveau morceau. La popularité du fuji grimpera en flèche au cours de ces années de conflit, et les concerts locaux que donnent Barrister et Kollington verront leurs fans déferler par milliers, prêts à tout pour défendre leurs idoles. C’est de ce mouvement explosif que surgira toute une nouvelle vague d’interprètes de fuji dans les années 80 et 90, impatients de montrer leur talent inné.