Si sa mère, portoricaine, emmenait le jeune Jean-Michel dans les musées, son père haïtien – comptable et volontiers sapeur, lui a fait entendre ses premiers disques de jazz, et lui a peut-être légué les traces invisibles du vaudou qui imprègnent la culture, les mentalités et les musiques de tout l’Atlantique noir. Mais le gamin Basquiat est d’abord et avant tout un New-yorkais, baignant dans un cosmopolitisme libéral dont la devise, In god we trust, frappe comme un commandement (de payer) les billets de banque américains. Il est donc d’abord le fruit de son temps et de sa ville, dont les sons et le chaos sont, plus que le décor, le sujet de nombre de ses premières toiles. Mais n’anticipons pas, car bien avant tout cela, le jeune Basquiat – dont la mère est internée en hôpital psychiatrique, finit par quitter le domicile paternel pour vivre dans les rues et parcs de New York.
Expériences
C’est à cette époque, dans la seconde moitié des années 70, qu’il bombe avec son copain de lycée Al Diaz des messages énigmatiques et acides signés SAMO© sur les murs de Manhattan. Il fréquente alors les lofts du Lower East Side, une partie de Manhattan en pleine décrépitude, où les artistes underground ont élu domicile. Jean-Michel passe ses nuits dans les clubs où tous se retrouvent, tel le Mudd Club. On y croise toute une génération qui a décidé de réinventer l’art, et de se réinventer avec. Tous azimuts : peinture, poésie, musique, film… il n’y a pas de limites aux rêves de ces touche-à-tout, dont Basquiat fait partie. C’est d’ailleurs dans ce milieu qu’il s’essaie à la musique, en fondant avec Michael Holman son tout premier groupe, baptisé Gray – une référence au fameux manuel d’anatomie que sa mère lui avait offert quand, alors âgé de 7 ans, il avait été renversé par une voiture et hospitalisé. Gray, c’est un groupe de « No Wave », dont les membres ne sont pas musiciens, mais expérimentent les sons et textures, en abordant les instruments comme – disait Holman – « des extra-terrestres venus d’une autre planète, à qui l’ont avait donné ces instruments, mais qui ne savaient pas en jouer et qui essayaient d’en tirer de jolis sons ». Basquiat, y jouait de la clarinette et du synthé, parfois d’une guitare dont il frottait les cordes avec une lime, déclamait parfois des textes, et trouvait des noms aux morceaux – dont certains bien plus tard figureront dans certains de ses tableaux. Dans ces clubs, Basquiat croise aussi bien – côté musique – David Byrne, John Lurie, Arto Lindsay ou encore Madonna, avec laquelle il aura une liaison éphémère. L’exposition « Basquiat Soundtracks » présente d’ailleurs une série de polaroïds, signée Maripol, qui montre les visages de ce chaudron new-yorkais, qu’elle compare au creuset que fut le Montparnasse des années 30.
Le jeune peintre quitte bientôt les murs pour d’autres supports : il peint et fait des collages sur des cartes postales, utilise des matériaux trouvés dans la rue, et participe à ses premières expos. Repéré par des marchands – dont le suisse Bischofberger qui le présente à Andy Warhol, il devient bientôt un nom qui compte sur la scène artistique new-yorkaise. Une scène, qui, comme les tableaux des musées où l’emmenait sa mère, ne compte pas de noirs. Un peu comme si, une fois encore, ils avaient été effacés de l’histoire des Etats-Unis. Où sont-ils ? Où sont les grandes figures noires américaines pouvant servir de repère, sinon de modèle ? Basquiat les trouve d’abord dans le sport et la musique : des héros qui sont souvent aussi assujettis à une industrie du spectacle et du divertissement, enchaînés aux producteurs, au bookmakers, aux médias et qui cherchent souvent refuge dans la drogue. Des héros magnifiques, au destin souvent tragique.
L’écho de Bird
Charlie Parker fait ainsi partie des références du peintre : son nom, à peine crypté (CPRKR) revient souvent dans les tableaux – comme dans « Charles the first » (1982), qui figure une pierre tombale indiquant la date de décès du saxophoniste, ou encore dans « Plastic Sax » (1984) qui évoque le recours de Charlie Parker à un sax bon marché en plastique pour remplacer son instrument qu’il avait du mettre en gage, en quête d’argent et d’une dose. Ce malaise de Parker, artiste génial qui finira dans la misère, travaille le peintre qui lui-même s’en remet à l’héroïne. Basquiat va même jusqu’à reproduire les noms et durées des titres de « Bird » Charlie Parker sur une de ses toiles (Discography). Et s’il aime tant le jazz, et le bebop en particulier, c’est dans doute parce qu’il constitue une musique pour l’oreille et l’esprit, bien plus qu’une musique à danser. Un art sophistiqué, qui tente d’échapper des carcans du foklore auquel on cantonne les Noirs-Américains. Un art où l’improvisation est une pièce maîtresse, offrant autour d’un thème mille possibilités de compositions spontanées. Une quête qui est aussi celle du peintre, qui s’invente son propre langage et explose les codes, tout en tentant de conserver sa liberté dans un milieu de l’art où l’argent règne en maître.
Dizzie Gillespie lui aussi est cité, Billie Holliday, Miles Davis, John Coltrane… mais c’est bien la figure et le destin cruel de Parker qui l’inspirent le plus. Comme lui, Basquiat aura vécu à cent à l’heure, brûlant la vie par les deux bouts, dans une fièvre et une urgence de créer. « Une chose est sûre, explique Vincent Bessières, l’un des trois commissaires de l’expo Basquiat Soundtracks, c’est que quand Basquiat peint le jazz il le peint rarement tout seul : il y a des hommages au Duke (Ellington), à Armstrong, à Parker, mais souvent c’est inscrit dans une thématique plus large, dans l’histoire partielle – à demi effacée par le chaos, de la grande diaspora africaine provoquée par la déportation de la main d’oeuvre africaine par les Européens. Ces tableaux, lorsqu’ils parlent de jazz, ils parlent souvent d’autre chose, des navires négriers, ils parlent parfois aussi de matières premières et de l’exploitation coloniale, de la façon dont tout le commerce mondial s’est fait sur le pillage des ressources des zones colonisées : il replace les jazzmen dans l’histoire américaine »
Le jazz, protéiforme, évolutif, est aussi un chemin qui le ramène à la source : celle du Mississippi, des chants de travail, des vieux bluesmen chantant le quotidien comme des griots déracinés, toute cette histoire qui coule dans les veines du jazz et relie les noirs des Etats-Unis à l’Afrique. Sur ce chemin, une autre figure s’impose, celle de Louis Armstrong.
Armstrong, le roi des Zulus
Satchmo, l’un des tout premiers héros du jazz, avait enregistré très tôt – dès 1926, sur le label Okeh – « King of the Zulus » -, un morceau composé par son épouse Lil Hardin Armstrong que l’on entend au piano sur le disque 78 tours. Une référence à une figure du carnaval de la Nouvelle-Orléans où, explique Bessières, « les défilés et les chars sont portés par des sociétés, des associations, des collectifs qui structurent la communauté noire qui a inventé ses principes de structuration et d’entraide puisqu’elle a été délaissée par les pouvoirs publics. L’un de ses clubs s’appelle le Zulu social aid and pleasure club (il existe toujours) qui élisait son roi de carnaval : et c’est un noir qui se déguise en noir d’Afrique, et prend les stéréotypes d’un roi africain. Cette mise en abyme du carnaval a beaucoup fasciné Basquiat et il a dédié un tableau à cet épisode en particulier » (ci-dessus, présenté à la Philharmonie de Paris). Le titre de « Roi des Zulus » a été décerné à Louis Armstrong lors de la parade de Mardis gras en 1949, et le trompettiste en était si fier qu’il en ré-enregistra une version dans laquelle il raconte cette histoire. Ce disque, Basquiat le photocopiera à plusieurs reprises pour le coller dans ses tableaux, comme un sample visuel et une référence qui le raccroche, via la musique, non seulement à un héros du jazz mais à un glorieux passé, celui du temps où – bien avant l’esclavage et la colonisation, les noirs étaient des rois. Shaka Zulu ne fut-il pas celui qui tint tête aux colons anglais – le Black Napoléon que chanta aussi Miriam Makeba ? Et, si caricaturale que fût son image véhiculée par le cinéma hollywoodien, il demeurait pour les noirs un héros. Quand Basquiat émerge, il n’est pas le seul à se relier à cette figure héroïque : alors que le hip-hop est en pleine émergence, un collectif de rappeurs, graffeurs et danseurs s’en empare : la Zulu Nation. Basquiat accompagne cette réactivation. Mieux, il y participe. C’est l’objet de notre prochain article, consacré à Basquiat, dans le souffle du hip-hop.