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The Pan African Music Magazine
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Jeff Mills, l’homme‑machine et l’afrobeat

La récente collaboration entre la légende Tony Allen et le pionnier techno Jeff Mills impose le respect. L’as des machines a bien voulu nous en livrer quelques clefs, à découvrir au fil de son parcours. 

Photographie de Jacob Khrist

À ma droite, Tony Allen qu’on ne présente plus, décrit par beaucoup comme l’inventeur — avec Fela — de l’afrobeat et comme l’un des meilleurs batteurs que cette Terre ait jamais porté. À ma gauche, Jeff Mills, artiste visionnaire, adorateur de l’espace, du futur et des musiques noires, qu’il insuffle depuis toujours dans ses DJ sets au groove implacable. La rencontre des deux hommes s’appelle « Tomorrow Comes The Harvest », et le rare Jeff Mills a accepté de nous en confier quelques secrets. 


Le sorcier hyperactif

Ça n’est pas l’envie qui manque, mais nous n’aurions jamais assez d’un article pour retracer en détail le parcours de celui qu’on surnomme depuis toujours le « Wizard ». Depuis quelques années maintenant, Jeff Mills s’est largement détaché de son image de porte-drapeau de la seconde vague techno de Detroit. Si ce rôle majeur reste naturellement sous-jacent, il sert aujourd’hui de solide fondation à ses multiples expérimentations postmodernistes, comme celle à laquelle il s’est livré avec Tony Allen.

Un petit rewind biographique s’impose. En exagérant à peine, la carrière de l’américain a des allures encyclopédiques, au point de se demander s’il ne délègue pas son travail à des clones qu’il aurait fabriqués lui-même. À la fin des années 80, il démarre sa carrière de DJ, prend rapidement les rênes d’une émission de radio locale puis se met à la production en rejoignant les activistes masqués d’Underground Resistance aux côtés de Mad Mike et Robert Hood.

Il crée ensuite ses propres labels en commençant par Purpose Maker, pour y sortir ses propres EP de techno groovy et tribale, qui viendront largement alimenter des DJ sets parfois durs, aux accents latins et africains : « je pense qu’il s’agit de mes racines génétiques africaines, avoue-t-il. C’est un feeling naturel qui surpasse tout le reste. »

Sa seconde structure Axis sera quant à elle le terrain d’expérimentations philosophiques, mentales et spatiales. Ce label lui servira également à façonner son statut d’artiste contemporain en marge d’autres projets, comme — entre autres — revisiter la bande-son de plusieurs films cultes muets, collaborer avec des orchestres philharmoniques, explorer le big-bang et les trous noirs sous forme de podcasts ou poser ses installations audiovisuelles dans divers musées. 
 



La batterie comme Madeleine de Proust

L’attirance de Mills pour la batterie n’est pas nouvelle. Il réalisa en effet une série de trois EPs intitulée « The Drummer » dont le concept consistait à reproduire la signature de quelques batteurs célèbres à l’aide d’une seule boîte à rythmes : « le but de ces EPs était d’apporter ma reconnaissance et de rendre hommage à ces maîtres du genre. C’était une manière d’essayer de discerner leur style et leurs caractéristiques uniques. Pour créer la totalité des morceaux, je n’ai utilisé qu’une TR-808 (boîte à rythmes fabriquée par la marque Roland dans les années 80, NDLR). »

Si cela peut sembler paradoxal, il s’agissait là d’une tentative de l’artiste de tuer l’image froide renvoyée par les machines en redéfinissant leur utilisation, construisant alors un groove évocateur sur la base du style d’un grand musicien : « j’ai toujours été un grand admirateur de ces génies de la batterie. C’est un instrument que je pratiquais avant de devenir DJ. Jouer de la batterie m’a permis de comprendre comment la dance music fonctionne réellement, c’est pourquoi je n’ai eu aucun problème à en tirer cette musicalité. » 

Nommant chaque morceau en référence à un batteur mythique tels que Art Blakey, Jack Dejohnette, Alphonse Mouzon ou Joe Jones, Jeff Mills s’inspire de ces talents pour alimenter sa philosophie du beat et tenter de dompter sa boîte à rythmes : « je n’irais pas jusqu’à dire que j’interagis avec mes machines de la manière dont un batteur interagit avec son instrument, mais je peux rendre la boîte à rythmes plus organique. Par exemple, la technique du glissement peut sonner à la même vélocité que si elle était exécutée par un vrai batteur. Je ne vois pas l’utilisation de la machine comme une limite, bien au contraire, car je peux également exploiter d’autres caractéristiques ou fonctions qui lui sont propres. »  

Alors qui de mieux que le père de l’afrobeat pour aller encore plus loin dans cette réflexion du rapport entre l’instrument et la machine ? Pour l’Américain, cet exercice périlleux est le prétexte idéal pour introduire sa touche au milieu des rythmes complexes lâchés par Tony Allen, se libérant ainsi par la force des choses des ordinateurs, qui rendent souvent la techno impersonnelle. 
 



Deux beatmakers dans le même vaisseau

Naturellement, Allen avait un morceau à son nom au sein du deuxième volet de la saga The Drummer, comme si Jeff Mills rêvait déjà de collaborer avec le Nigérian, avec lequel, dit-il, il partage certains traits de caractère : « le langage du beat est un point commun entre Tony et moi. Travailler dans le but de trouver un groove dans lequel on peut rester enfermé en est un autre. » 

L’ancien batteur et directeur artistique de Fela a peut-être déjà mis son talent à disposition de grands noms de la musique électronique comme Air, Sébastien Tellier ou Doctor L, mais l’EP Tomorrow Comes the Harvest n’a rien de comparable. Épaulé par les synthés de Jean-Philippe Dary, le duo offre quatre titres d’afro-jazz cosmique et éthéré, encourageant le passé et le futur à converger vers un univers qu’il aurait été difficile d’imaginer si les deux hommes ne s’étaient jamais croisés. Heureusement, ils savaient que constituer une équipe était un concept à envisager sérieusement : « très tôt après notre première rencontre, je pense que nous savions tous les deux que cette collaboration était possible d’un point de vue créatif. Je lui ai montré une nouvelle technique que j’ai découverte, dans laquelle je joue avec ma boîte à rythmes d’une façon unique et flexible, sans l’intervention d’un ordinateur ou autre mécanisme de synchronisation. D’une certaine manière, je peux être aussi libre qu’un batteur en utilisant en plus la fonction séquenceur de la machine, et je peux utiliser les deux modes simultanément. Quand Tony Allen m’a vu jouer, je pense qu’il a remarqué que je pouvais apporter quelque chose de nouveau et différent ». 
 


Dans la lignée de son concept
Exhibitionist, cet adepte de l’improvisation a décidé d’enregistrer des sessions sans filet, tolérant l’erreur humaine comme à son habitude, au risque (souvent génial) de la graver dans le marbre : « nous avons pensé qu’enregistrer le processus consistant à atteindre notre but serait la plus belle chose à faire. Il fallait capturer le moment. » On peut ainsi lire Recorded live au dos du disque, ce qui donne un peu plus de crédit au tandem qui retiendra une demi-heure de ces sessions, transformant alors l’expérience en un petit bijou de spontanéité qui évolue dans un environnement spirituel et rétrofuturiste : « cette nouvelle manière de manipuler la boîte à rythmes rend possible le fait de jouer de façon désynchronisée avec d’autres musiciens, comme avec mon groupe Spiral Deluxe. C’est comme saisir un instrument acoustique et en jouer librement. » 

Pour l’heure, Jeff Mills continue de tourner avec Tony Allen et vient d’annoncer qu’il reformera exceptionnellement le duo X-102 avec Mad Mike au festival Astropolis cet été. En attendant, pour l’anecdote, il nous avoue également avoir un faible pour la musique de Manu Dibango… Une affaire à suivre.  

Tomorrow Comes The Harvest est disponible chez Axis Records.

Lire ensuite : Festival ABC : l’alphabet de l’électro passe bien par Ouaga
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