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The Pan African Music Magazine
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ÌFÉ : la post‑rumba spirituelle d'un prêtre et musicien de Porto Rico

La rumba comme pont entre l’Afrique et l’Amérique du Nord en passant par les Caraïbes : ÌFÉ est le projet musical et spirituel du DJ, producteur, percussionniste et compositeur afro-américain Otura Mun, né Mark Underwood aux États-Unis, et devenu prêtre Yoruba de la religion Ifá après son installation à Porto Rico il y a 18 ans. Si c’est n’est pas de la rumba électronique qu’il joue, serait-ce alors de la post-rumba ?

Juillet 2017. Il est 20h30 à Sines, ville balnéaire de la côte portugaise. Le soleil traîne encore paresseusement haut, au-dessus de l’horizon, et continuera d’illuminer le ciel pour une bonne heure. Cinq musiciens drapés dans des vêtements blancs et minimalistes entrent sur la « scène de la plage » du festival FMM, face à l’océan [voir notre reportage sur le festival ici]. Ils s’assoient derrière les draps blancs qui recouvrent leurs percussions acoustiques et leurs machines électroniques. « Respirez… Relâchez ! Raaah ! Un, deux, trois, et… » Entrent alors des claquements de main, des bips de synthés, des frappements de percussions, et cinq voix qui harmonisent sur des paroles répétées en choeur. Le rythme est très clairement celui de la musique traditionnelle cubaine, et le spécialiste reconnaîtra à plusieurs reprises une des claves de la rumba, en 3-2 ou 2-3, et d’autres variantes afro : ta-ta… ta, ta-ta. Un détail, cependant : les percussions électroniques et acoustiques viennent régulièrement changer le feeling, satisfaisant tout autant les fans de rumba cubaine et les amoureux de r’n’b nord-américain. Les paroles chantées en anglais, espagnol et yoruba amplifient le spectre des émotions et les niveaux de compréhension. Quand au coucher de soleil sur l’océan Atlantique, il transforme le spectacle en un profond et doux voyage vers les Caraïbes.

Trois heures plus tôt, nous discutions avec Otura Mun, le fondateur du projet ÌFÉ, tranquillement assis dans le backstage après le soundcheck des Porto-Ricains. Le prêtre-musicien nous a alors gratifié de sa profonde et précise vision de ce qu’est son propre mélange de rumba, dancehall, r’n’b et spiritualité Yoruba. Dans cette langue, « ìfé » signifie à la fois « amour » et « expansion ».

PAM : À Porto Rico, tu es devenu prête babalawo. Peux-tu nous dire comment la spiritualité entre dans tes compositions ?
Otura Mun : Les textes de l’album sont le reflet des changements de ma vision du monde. Il y a sept ans je suis rentré dans la religion yoruba, dans laquelle les éléments sacrés sont des pierres à qui tu dois faire tes prières. Je n’arrivais pas à imaginer qu’une pierre soit un élément vivant ! Une amie m’a alors dit : « et pourquoi pas ? » Cette réponse si simple a fini de me convaincre ! La chaise sur laquelle je suis assis en ce moment, par exemple, est peut-être en train de s’exprimer. J’ai alors compris que les choses pouvaient être différentes de comment je les imaginais.
J’essaie aussi d’inclure plusieurs niveaux d’engagement et de lecture dans mes paroles, comme sur la chanson « Umbo (Come Down) » : les percussions répètent un motif rythmique dédié à un orisha, Olokun. Le chant est ici inutile puisque les percussions jouent le rôle de la voix, et parlent de cet orisha qui vit au fond des océans. En écoutant ce rythme, j’ai essayé d’imaginer que je plongeais dans l’océan jusqu’à atteindre le point précis depuis lequel je pouvais apercevoir la profondeur des fonds marins, tout en voyant la réfraction de la lumière en surface. Si l’on parle de position spirituelle, pour moi c’est le point médian entre le Paradis et la Terre. Et le rôle des percussions est de faire descendre l’esprit de l’orisha sur Terre afin de pouvoir communiquer avec lui. Ce point symbolise le moment où tu as besoin de quelqu’un pour t’aider à passer une difficulté, que ce soit ton partenaire, ton meilleur ami, ton père…

Pour cette chanson, j’ai donc écrit « Umbo, come down, come down, only your love can turn me round, I feel you all around » [« Umbo, descends, descends, seul ton amour peut me transformer, je te sens partout »] où « umbo » signifie déjà « descends » en langue yoruba. Je demande donc à l’esprit de descendre. Si tu ne connais pas les pratiques orisha, tu comprends seulement que j’ai besoin de quelqu’un. Et le jour où tu commences à comprendre les orishas, tu réalises que les percussions te parlent pendant toute la chanson ! Quoiqu’il en soit, je pense que tu n’as pas besoin de parler yoruba, espagnol ou anglais pour ressentir ce que je dis dans ma musique.

Comment t’es tu retrouvé à Porto Rico ?
J’ai grandi dans une petite ville du Midwest, dans l’Indiana, d’à peine 15 000 habitants. La grande ville la plus proche était Chicago, à trois heures de route. Le monde extérieur, qu’on ne voyait qu’à travers les médias, c’était comme Disneyland ! Los Angeles, New York… J’avais le même état d’esprit à propos des Caraïbes avant d’y aller : le cliché des palmiers et du reggae… Je ne savais même pas que Porto Rico était dans les Caraïbes ! Alors que j’étudiais au Texas, j’ai eu la chance de me voir offrir un billet d’avion gratuit pour la destination de mon choix. Comme j’étais fan de musique jamaïcaine à l’époque, j’ai demandé la Jamaïque. Il n’y avait plus de place pour cette île, mais seulement pour Porto Rico. La vie m’a amené là-bas, par hasard !

En tant qu’Afro-Américain né aux États-Unis, comment as-tu vécu le voyage et l’installation dans une île afro-caribéenne ? Est-ce que tu as pu appréhender la culture commune que partagent les pays de l’archipel ? Quel lien ce territoire entretient avec l’Afrique selon ton expérience ?
En tant qu’Afro-Américain, quand j’essayais de relier mon histoire à l’Afrique, je faisais le lien direct entre les États-Unis et l’Afrique de l’Ouest, sans passer par les Caraïbes. Mais en vivant à Porto Rico,  j’ai compris que mon histoire était liée à cet archipel. Ce biais venait du système de castes raciales que nous avons aux États-Unis : les Afro-Américains sont des Noirs d’Amérique, et personne d’entre nous ne se dit que nous avons des frères et soeurs au Brésil, Panama, Cap Vert…

Quelle a été ton approche de la musique afro-caribéenne ?
Quand j’étais gamin, vers 17 ans, j’ai entendu un album de Tito Puente pour la première fois, et j’ai immédiatement monté un groupe de percussions latines avec des camarades de lycée. Plus tard, après l’adolescence, je me suis plongé à fond dans le reggae. J’ai donc toujours été intéressé par les sons caribéens à la fois des pays de langue hispanique, et des territoires africains.

Quand tu as commencé ce groupe, que tu décris comme un « groupe de percussions latines », est-ce que tu avais déjà la notion de l’existence d’une culture afro-caribéenne, ou est-ce que tu suivais la culture « latine » au sens général, un terme qui en cache souvent les racines africaines ?
J’ai vécu une première fois à Porto Rico de 1999 à 2007, puis je suis retourné au Texas pour quelque temps, où j’ai commencé une carrière de DJ de dancehall et reggae dans les clubs africains, notamment à Dallas. Il y a de grosses communautés de Kényans, Nigérians et Éthiopiens là-bas, et ces gens venaient danser à mes soirées. Puis j’ai découvert énormément de beats afro grâce aux DJs africains que j’ai rencontrés. J’ai rapporté toute cette connaissance et cette expérience à Porto Rico et j’ai alors compris la similarité entre le dancehall et les nouveaux beats afro.
Puis en 2010 il m’est arrivé quelque chose de très important : on m’a diagnostiqué un diabète et j’ai dû immédiatement arrêter de boire de l’alcool. Comme tu le sais, tout le monde boit du rhum à Porto Rico. Ça signifie que je n’avais plus aucune raison de rester dans une soirée où ni la musique ni les conversations n’étaient bonnes ! J’ai donc tenu à explorer des endroits où la musique était vraiment immersive. Et c’est comme ça que j’ai commencé à écouter beaucoup plus de rumba cubaine en live. Et je peux te dire qu’il y a des tueurs à Porto Rico, comme Yubá Iré par exemple. Là-bas, la rumba est un peu comme ce que j’imagine qu’était le be-bop à l’époque aux États-Unis : le public, c’était les gosses de la rue et ils comprenaient cette musique à un niveau très intellectuel. La rumba, ce ne sont pas juste quatre types qui tapent sur des percussions : le dialogue est très complexe et il ne tient qu’au public de l’étudier et le saisir. Pour reprendre l’exemple du be-bop, tu pouvais aller écouter jouer John Coltrane sans rien savoir sur les harmonies et les structures du jazz, évidemment. Mais si tu avais ces connaissances, alors tu comprenais sa musique à un niveau bien plus élevé.


« LA RUMBA A UN CÔTÉ SPIRITUEL AU TRAVERS DES STRUCTURES POLYRYTHMIQUES : TU NE PEUX LES JOUER QUE SI TU ES CAPABLE DE TE MAINTENIR AU CENTRE D’UN ESPACE OÙ TOUT EST EN MOUVEMENT AUTOUR DE TOI. »


Pourquoi as-tu décidé de rester à Porto Rico ?
J’ai toujours voulu apprendre à jouer de la rumba cubaine, mais j’ai aussi senti un manque dans ma vie intime au niveau spirituel. J’avais envie et besoin de comprendre le monde invisible et savoir l’explorer. J’ai découvert la pratique du yoruba dès mon arrivée à Porto Rico, grâce aux santeros and santeras, ces musiciens qui jouent pour les orishas [seules ces personnes sont autorisées à travailler avec les orishas de la santería après avoir accompli une cérémonie particulière]. C’était surprenant : ils chantaient en yoruba à Porto Rico, et les Nigérians pouvaient les comprendre ! Un jour, un excellent batteur nigérian a dit à mon ami qu’il sonnait comme son propre arrière-grand-père !
Voir tout à coup aussi clairement la ligne directe entre les Caraïbes et l’Afrique était exceptionnellement intense, pour un Afro-Américain comme moi. Auparavant, je n’avais que des images abstraites de l’Afrique. À ce moment, j’ai donc compris que quelque chose m’attendait à Porto Rico, et que j’allais devoir me consacrer pleinement à cette pratique. Je suis reparti sur l’île en 2012 et j’ai commencé à étudier la rumba avec un professeur, et à m’initier et pratiquer la Ifá [la religion yoruba] avec les Babaláwos [les prêtres de la Ifá].
Ces deux éléments – musique et religion – ne sont pas forcements liés entre eux, même si la rumba a un côté spirituel au travers des structures polyrythmiques : tu ne peux les jouer que si tu es capable de te maintenir au centre d’un espace où tout est en mouvement autour de toi.

Pourquoi avoir choisi uniquement la rumba comme genre musical d’étude et de création ? Est-ce que tu dirais que tu produis une version « modernisée » de la rumba ?
En tant que batteur, je savais déjà que la rumba avait la complexité que je cherchais, à la fois rythmique et intellectuelle. Je voulais faire de la musique hyper intellectuelle et accessible aux jeunes. Quelque chose qu’ils pouvaient appréhender à un niveau plus élevé que que leurs parents, comme à l’époque de Dizzie [Gillespie] ou John [Coltrane]. Le cadre musical lui-même est très ancien : la rumba a au moins 100 ans d’âge, et la musique batá en a sans doute des milliers. Mais dans ÌFÉ – qui signifie à la fois « amour » et « expansion » en yoruba – je ne voulais pas d’un son rétro. Je voulais avoir les sonorités les plus contemporaines, les tout derniers sons. Et je m’en moque si ça peut sonner kitsch, parce que je les utilise comme personne ne l’a fait avant moi.
C’est pourquoi je mélange ces genres très anciens avec le dancehall et les beats afro, dans lesquels les 2e et 4e temps sont marqués – parfois uniquement le 4e dans le dancehall. C’est typiquement nord-américain et c’est là que les Jamaïcains l’ont pris. Tu l’entends clairement sur un dancehall comme « Miami Vice » de Vybz Kartel. Dans la rumba, en revanche, tu n’auras jamais d’accent sur ces temps. J’ai donc pris ce 4e temps que j’ai incorporé à la rumba. C’est évident dans ma chanson « House of Love ».

Il illustre son concept avec le rythme de la chanson « House of Love » de ÌFÉ, et « Miami Vice » de Vybz Kartel :

En ce qui concerne le chant, je ne sonnerai jamais comme un rumbero parce que je n’ai pas grandi à Cuba en chantant des rumbas depuis tout petit… Je suis plus proche du dancehall, que j’ai énormément écouté pendant les 20 dernières années, et du r’n’b à la D’Angelo. J’ai donc rassemblé ces différents éléments, à la fois par choix et par hasard : honnêtement, je pense qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui aiment le dancehall, parlent espagnol, et sont dingues de rumba comme moi !

Je comprends ainsi pourquoi tu te focalises sur la rumba. Mais en tant que batteur, n’es-tu pas tenté de t’intéresser aux autres genres caribéens basés sur les rythmes des esclaves africains, comme le gwoka en Guadeloupe ou le bèlè en Martinique ?
Je m’intéresse à d’autres genres, mais c’est simplement que je ne connais pas encore ceux dont tu parles. J’ai connu la rumba grâce à des batteurs et percussionnistes à Porto Rico, et cette musique est extrêmement exigeante. Ça ne fait que quatre ans que j’en joue, et je ne me crois pas encore très doué, même si je parviens à tourner dans le monde entier avec ce projet. Pourtant, même si je pense que je ne serai jamais un maître de la rumba, je veux tout apprendre ! Il y a cette observation qu’a fait Kerry James Marshall – un peintre afro-américain qui a récemment bénéficié d’une rétrospective au MET de New York : si ta peinture s’inscrit dans un courant déjà reconnu par le milieu, tu dois d’abord connaître tout ce qui a été fait avant toi. Les gens pensent que je joue de la rumba, voire de la rumba électronique, et même si ce n’est pas exact, je dois donc être à la hauteur des plus grands interprètes qui tournent aujourd’hui : Pedrito Martinez, Osain del Monte, etc. Ce sont des maîtres, et je vais devoir les rejoindre, à un moment ou à un autre. C’est pour ça que je sais que je suis lié à la rumba jusqu’à la fin de ma vie. Je suis prêt à tenir cet engagement. Je n’ai donc pas beaucoup de temps et d’espace pour apprendre d’autres genres musicaux. Et pour un musicien, tu imagines comme cette idée peut être intimidante !

Quelle est ta relation avec la diaspora africaine dans les Caraïbes, et dans les autres endroits du monde que tu visites ?
À chaque fois que je voyage dans une île des Caraïbes, je sais par avance que je vais avoir ce sentiment de familiarité. J’essaie alors de recontextualiser ce que je pensais déjà savoir sur la musique Noire américaine. Quand au reste du monde, je l’explore tournant énormément avec Ìfé. Je découvre en ce moment l’Europe et sa diaspora africaine, comme dans le quartier Barbès-Rochechouart à Paris.

Quelle est la situation sociale et économique à Porto Rico en ce moment ?
Les temps sont durs sur l’île aujourd’hui… Porto Rico traverse une lourde crise de la dette, et au niveau politique, il y a une énorme confusion. Je suis conscient du privilège que j’ai de pouvoir voyager, et j’essaie de rester le plus possible en lien avec mes frères et soeurs qui vivent sur place. De toute façon, où que j’aille dans le monde, dès que je regarde dans cette direction, je ne vois qu’une chose : la maison, Porto Rico.

(c) João Barbosa (site web)

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