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The Pan African Music Magazine
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Histoires de Fela : Sorrow Tears and Blood

Le vieux lion Binda Ngazolo, dont la formation doit beaucoup aux disques de Fela Anikulapo Kuti, revient sur le sens et le contexte de quelques-unes de ses chansons les plus marquantes. Fela dans le texte. Aujourd'hui, « Sorrow Tears and Blood » (1977).

« Tristesse, Larmes et Sang : le label habituel de la police et de l’armée »

Ce morceau de Fela illustre bien les violences policières qui ont toujours cours au Cameroun (et ailleurs) aujourd’hui. J’ai grandi moi-même sous le régime totalitaire d’Ahmadou Ahidjo et subi les rafles régulières à New-Bell Bonadibong, quartier populaire et panafricain de Douala, la capitale économique. Comme par hasard, la fureur vengeresse des militaires venait de s’abattre sur Kalakuta Republic, le fief de Fela. Voilà que nous tombe dessus, tout à coup à trois heures du matin, sous une pluie battante, tout un bataillon mixte. Un corps « d’élite » composé de policiers, de militaires et autres gens d’armes. Des virtuoses de la gâchette, de la matraque et de la crosse de fusil, bref… de tout ce qui est prêt à faire exploser des crânes rebelles. Dans ce contexte, le titre : « Sorrow Tears and Blood » (« Tristesse, Larmes et Sang ») prend soudain tout son sens.

Fela Kuti – Sorrow Tears & Blood

La sirène ulule !

Tout le monde panique, s’enfuit, se sauve
Eh-ya!
Tout le monde se disperse, partout ça court, ça crie, ça craque
Eh-ya!
Certains ont perdu leurs pains
Eh-ya!
Certains sont presque morts, certains sont en train de mourir
Eh-ya!
Certains sont vraiment morts
Eh-ya!
La police et l’armée rappliquent
Eh-ya!
C’est la confusion partout
Eh-ya!

Pour bien mesurer le poids de ces mots, remontons le fil du récit jusqu’en 1976, à la sortie de la chanson « Zombie », cinglante satire antimilitariste de Fela. Ce morceau tourne en dérision l’armée nigériane et ses soldats-robots décérébrés. De véritables zombies/morts-vivants : « et le zombie n’avance que si on lui dit d’avancer, le zombie ne s’arrête que si on lui dit de s’arrêter, le zombie ne pense que si on lui dit de penser, oh ! Zombie ! Va et tue ! Va et meurs !… Attention! Au pas ! Au trot ! À gauche ! À droite ! Repos ! À terre ! » Scandait Fela, aussi ironique que rageur.

La junte militaire ne pardonne pas à Fela son impertinence et son acharnement à dénoncer les violences militaires et policières, les abus de pouvoir, la corruption endémique, la mauvaise gouvernance et son cortège de dysfonctionnements érigés en unique mode de fonctionnement… Sans parler du boycott par Fela, en ce début de 1977, du FESTAC (World Black and African Festival of Arts and Culture), le deuxième Festival mondial des Arts Nègres, organisé par le gouvernement à Lagos. Fela pousse l’outrecuidance jusqu’à lancer son propre contre-festival. Après les manifestations officielles, de grands artistes comme Stevie Wonder, James Brown et autres, ainsi que des journalistes internationaux se ruent à l’Africa Shrine pour écouter Fela et visiter sa république de Kalakuta. C’est le comble de l’humiliation pour la junte au pouvoir. Olusegun Obasanjo, le président du Nigéria à l’époque, profite alors d’une altercation entre la police et un membre d’Africa 70, l’orchestre de Fela. La police veut l’appréhender. Elle se présente devant Kalakuta où il s’est réfugié. Mais sans mandat, Fela leur refuse l’entrée de son territoire. Le général Obansajo lance donc l’armée et la police contre la république de Kalakuta. Ça dégénère !

Quand les zombies débarquent à Kalakuta

Ce 18 février 1977, la demeure de Fela Anikulapo Kuti est incendiée par l’armée. Son utopie d’une terre d’asile ouverte à tous les laissés-pour-compte de Lagos va partir en fumée.  Ce jour funeste, Funmilayo Kuti, la mère de Fela est défenestrée. Cette grande panafricaniste, militante pour la lutte anticoloniale auprès de Kwame Nkrumah succombe peu après, des suites de ses blessures. L’évènement inspire directement « Sorrow Tears and Blood »

Tout le monde court, s’enfuit, se sauve
Eh-ya!
Tout le monde se disperse, partout ça s’éclate, ça crie, ça craque
Eh-ya!
Certains ont perdu du pain
Eh-ya!
Certains sont presque morts
Eh-ya!
Certains viennent de mourir
Eh-ya!
Police et Armée rappliquent
Eh-ya!
La confusion est partout
Eh-ya!
Sept minutes plus tard
La pression est tombée
C’est le calme plat, mon frère
La police est repartie
L’armée a disparu
Ils ne laissent que : tristesse, larmes et sang
Leur marque de fabrique
Ils ne laissent que : tristesse, larmes et sang
Leur label habituel

Comme à son habitude, à travers ses chansons, Fela fait la chronique de Lagos, du Nigeria et de l’Afrique. Le titre « Sorrow Tears and Blood » sort la même année 1977.

Depuis New-Bell Bonadibong, les injustices qu’affronte Fela trouvent une forte résonance en moi. J’ai 23 ans, et je suis immergé dans l’univers de Fela depuis mes 17 ans. Il est le repère de mon adolescence, notre porte-flambeau. Il nous éclaire, nous éduque, nous ouvre les yeux sur nous-mêmes. Il nous rend fiers d’être africains, et nous encourage à nous indigner. Il est l’un des très rares musiciens africains à refuser de se compromettre avec les fossoyeurs de l’Afrique et les gouvernants corrompus. À travers sa musique et ses prises de position révolutionnaires, il nous ouvre le champ des possibles. Le rêve d’une autre Afrique. D’une Afrique debout. Mais il sait aussi à quel point les tyrans du continent nous tiennent par la peur. Et il nous le rappelle :

Mon peuple aussi a tellement peur de tout
Ce que nous ne voyons pas nous fait peur
Même l’air que nous respirons nous fait peur
Nous n’osons pas nous battre pour être libres
Nous avons peur de nous battre pour la liberté
Nous avons peur de nous battre pour la justice
Nous n’osons pas nous battre pour notre bonheur
Nous avons toujours de bonnes raisons d’avoir peur

Je ne veux pas mourir
J’ai peur d’être blessé
Je ne veux pas crever
Je ne veux pas disparaître
J’ai un enfant
Maman est à la maison
Papa est à la maison
Je veux construire une maison
Moi, j’ai déjà construit une maison
Je veux rester ici et prendre du bon temps

Ainsi donc, tu vas te laisser gifler par policier sans rien dire
Tu vas te laisser botter le cul par un militaire, comme si tu es un âne
La Rhodésie a joué à ce jeu brutal pendant tellement longtemps
Nos leaders ont passé leur temps à vociférer dans le vide
Le régime d’apartheid a joué à ça pendant tellement longtemps
Ils laissent tous comme séquelles : tristesse, larmes et sang
Leur label habituel

Il faut dire qu’au Cameroun, nous avons le Pidgin en partage avec le Nigéria et dès lors, nous avons le privilège de comprendre les textes de Fela qui échappent à certains de nos frères de l’espace francophone. Ils n’ont que rarement accès à la justesse de son propos et encore moins à la pertinence de ses analyses. Beaucoup n’ont de lui qu’une image complaisamment déformée par une certaine presse. On s’en doute, Fela fait peur à la plupart des gouvernants africains. Ils redoutent l’influence qu’il pourrait avoir sur les jeunes de leurs pays respectifs. La destruction de la république des laissées-pour-compte de Lagos est donc une bénédiction pour certains d’entre eux, et une véritable catastrophe pour nous autres. 

Épilogue : retour du Nigeria, pour rapporter la bonne parole de Fela, au péril de ma vie

Je décide, sur ces entrefaites, de faire un pèlerinage sur les ruines de Kalakuta et de ramener au Cameroun un stock de 33 tours de « Sorrow Tears and Blood ». Je n’ai évidemment pas de passeport, et n’ai donc pas d’autre choix que de sortir clandestinement du Cameroun et par voie de pirogue, à destination d’Oron, un petit port du sud est du Nigéria, tout aussi clandestin. Le voyage aller se passe sans encombre, jusqu’à Lagos.

Mais au retour, le départ d’Oron est acrobatique. Tous les clandos ont graissé la patte aux passeurs, qui ont à leur tour graissé la patte à la police des frontières. Nous embarquons : Attention moteur ! Ça tourne !

Nous sommes quarante clandos juchés sur une montagne de marchandises. Un bric-à-brac indescriptible. Soudain, l’océan se déchaîne. D’énormes vagues s’engouffrent dans la coque à la noix. La pirogue tangue. Le côté tribord bascule. Les passeurs hurlent : « owona balance canoë ! » équilibrez la pirogue ! Tout le monde rampe à bâbord pour redresser la barre. Une vague aussi énorme qu’une montagne vient balayer nos efforts. « Owona balance canoë ooo !!! » Tous à tribord ! Ras de jus dans la coque. Naufrage imminent. La panique gagne du terrain à bord…

Puis, un moteur tombe en panne. Plus de lumière. Une nuit d’encre nous enveloppe. Nous sommes totalement livrés aux éléments déchaînés. Et là-haut, aucune étoile pour nous guider. Nous sommes perdus. L’océan rugit. Le tonnerre gronde. Un éclair déchire le ciel. Des trombes de vagues immergent la coque.

Des « Ave Marie ! » Et autres « au nom de Jésus ! » chevauchent des « Allahou akbarou ! », dictés par la frousse. Tous les mécréants se convertissent illico presto en fervents croyants.

L’embarcation de fortune est sur le point de couler à pic. Je ne suis pas motivé pour finir dans le ventre d’un requin. Il faut faire autre chose que prier dans cette histoire, tout de même ! Je place mon carton de disques de Fela derrière moi pour le protéger, et je commence à balancer les bagages des autres à la mer pour alléger la pirogue. Qui est fou ? Il y a des protestations, je ne m’en préoccupe pas. Un autre galérien m’emboîte le pas et commence à écoper l’eau de la pirogue. L’embarcation s’allège et remonte quelque peu. C’est alors qu’un miracle se produit. Une vague monumentale porte la pirogue et la jette sur une des plages de Limbé. Je m’accroche désespérément à mon carton de disques. Victoire ! Je suis au Cameroun avec le dernier Fela ! « Sorrow Tears and Blood » est arrivé à bon port, et moi aussi. Non sans peur, ni sans larmes.

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